Yann Mariton
La gamification est abondamment utilisée dans le monde de la formation depuis des années. Mais qu’en est-il de son usage en immersive learning ? Pourquoi et comment intégrer de la gamification dans ses environnements 360° ? Où puiser l’inspiration ? Quelles sont les mécaniques pertinentes à mobiliser et en quoi Speedernet Sphere permet de les créer efficacement ? C’est ce à quoi va répondre dans cet interview Yann Mariton, chercheur en game design et super utilisateur de Speedernet Sphere.
Quels sont les pouvoirs de la gamification dans une expérience d’apprentissage VR ?
Je pense qu’outre les atouts “classiques” de la gamification (motivation, feedback immédiat, rétention accrue de l’information, etc.), cet aspect vient renforcer les bénéfices de l’immersive learning, surtout au niveau de l’engagement sensoriel et du degré d’interactivité des ressources immersives.
Sur le plan sensoriel, l’apprenant va pouvoir, sans effort, distinguer deux types de stimuli. D’une part, les stimuli “naturels”. Ce sont les sons, lumières, textures etc. qui viennent crédibiliser la scène (la couleur rouge d’un panneau d’interdiction, le bruit d’une machine à café, le matériaux brillant d’un plan de travail en inox…). Ceux-ci sont calqués sur le réel et servent de repères à l’utilisateur dans la scène.
D’autre part, l’utilisateur va percevoir les éléments de gamification et les reconnaître dans leur fonction d’aide pour l’accomplissement de sa mission. Ce seront par exemple, les feedbacks sonores quand il trouvera un élément caché dans la scène, une surbrillance pour indiquer une zone interactive…
Au niveau de l’interactivité, l’impact immédiat ressenti des comportements de l’apprenant dans une ressource immersive – ce que l’on appelle le feedback – est fondamental. Je crois qu’une simulation ne doit pas se contenter “d’autoriser” l’apprenant à effectuer les gestes corrects attendus. Elle doit aussi lui donner suffisamment d’espace pour faire des erreurs volontaires et lui proposer un feedback adéquat. Il y a quelque chose de très ludique dans l’erreur volontaire. Elle vient renforcer l’idée que l’apprenant peut se tromper sans conséquence pour son apprentissage et donne de la place à l’humour. Par exemple, face à un feu électrique, l’apprenant pourrait délibérément choisir d’y jeter un seau d’eau pour observer les conséquences de ses actes.
Dans cet extrait de Zelda Link’s Awakening, si le héros tente de voler le marchand, les échanges avec les personnages autour de lui changeront.
Quel usage de Speedernet Sphere fais-tu dans le cadre de tes recherches ?
Je travaille sur un projet Erasmus + qui s’appelle “DALI” : “Data Literacy for Citizenship”. Le projet a pour but de transmettre les fondamentaux de l’usage des données aux citoyens européens, pour les aider à mieux naviguer au quotidien dans une société fondée de plus en plus sur les données. L’un des volets de ce projet est la création de jeux éducatifs sur ce thème pour familiariser les joueurs aux données dans des contextes non-formels. Une partie de mon travail a impliqué la réalisation d’un jeu immersif par le biais de Speedernet Sphere. Dans Databox, le joueur se retrouve dans une pièce avec un petit robot qui lui explique le cycle de vie des données. L’intérêt du format réside dans la visualisation de ce cycle pour rendre le concept moins abstrait et plus simple. Pour cette raison, j’ai choisi d’utiliser différentes formes de différentes tailles et de différentes couleurs comme éléments constituant le cœur du système interactif.
Capture d’écran de l’expérience Databox.
Le challenge étant d’éviter les images statiques pour décrire ce qui est expliqué et de laisser l’apprenant jouer avec deux boutons pour observer directement l’impact sur son environnement virtuel. Les données de jeu produites par les comportements de l’apprenant sont dévoilées vers la fin de la session pour une ultime leçon : l’importance de protéger ses données personnelles quand on utilise internet. J’utilise également le logiciel pour soutenir les projets de recherche de certains collègues. Par exemple, l’un d’entre eux travaille sur l’éducation à l’écologie acoustique et m’a demandé s’il était possible de produire une simple démo pour illustrer la pertinence des environnements virtuels immersifs dans le cadre de sa recherche.
Quel est ton top 3 des fonctionnalités les plus pertinentes en terme de gamification dans Speedernet Sphere ?
C’est difficile de faire un top 3, la créativité dans le design d’une ressource gamifiée implique presque toujours une combinaison de fonctionnalités souvent détournées de leurs usages initiaux respectifs ! Mais pour jouer le jeu :
En troisième place, la randomisation
La possibilité d’introduire l’aléatoire dans une ressource implique que les usages de cette fonctionnalité sont virtuellement infinis. Je ne la place qu’en troisième place parce que cette fonctionnalité n’a été que récemment introduite, mais elle possède un potentiel phénoménal parce qu’elle peut impacter tous les aspects d’une expérience gamifiée.
A la place d’un scénario scripté qui devient prévisible si l’apprenant explore la ressource plus d’une fois, il est possible de rendre l’expérience beaucoup moins devinable en sélectionnant un panel d’événements qui ont une chance de se déclencher à certains moments. Par exemple, dans une ressource du type “chasse aux risques”, plutôt que d’avoir le risque “x” qui se présente au bout de 20 secondes et le risque “y” au bout de 40 secondes, le risque “x” ou le risque “y” pourrait se présenter entre la 10ème et la 30ème seconde et l’autre entre la 40ème et la 60ème.
Dans cette même chasse aux risques, considérons la courbe de difficulté : dans une ressource scriptée, l’apprenant pourrait avoir 15 secondes pour répondre de manière adéquate au premier risque et 10 secondes pour répondre au deuxième. Avec la randomisation, l’apprenant pourrait avoir entre 12 et 18 secondes pour répondre au premier risque et entre 7 et 13 secondes pour répondre au deuxième.
Bref, utilisée astucieusement, la randomisation peut apporter d’énormes gains en terme de rejouabilité (une expérience différente à chaque fois), en terme de crédibilité (un futur prédictible n’est pas un futur immersif) et en terme de potentiel ludique ! Il est donc intéressant de prendre exemple sur des jeux comme Fortnite qui reposent fortement sur cette mécanique pour fidéliser les joueurs et les amener à retourner lancer le contenu.
Exemple de randomisation avec le jeu vidéo Fortnite.
En deuxième place, lignes de temps et timing.
Rien de mieux pour renforcer l’immersion que le bon effet au bon moment. Tout est une question de timing. Entre la ligne de temps, les variables chronomètre / minuteur, la possibilité de rajouter des conséquences en fin de piste sonore / animation et la possibilité de jouer / mettre en pause / arrêter / définir une valeur / réinitialiser la majorité de ces éléments, le logiciel offre pas mal de flexibilité.
Par exemple, dans le jeu que j’ai créé pour le concours dans le cadre du MOOC « Sensibilisation à la conception pédagogique immersive », “Le voyage de trop”, tirer avec le fusil à pompe déclenche une série de visuels, de sons et d’animations dépendant de leurs états respectifs et des valeurs associés à certaines variables. Ces conséquences servent également à autoriser ou empêcher le joueur d’effectuer certaines actions pendant que d’autres sont en cours (impossible de tirer pendant la séquence d’animation de tir, possibilité de tirer en cours de chargement de l’arme…).
Il est tout aussi important d’être conscient de la perception du passage du temps de l’apprenant et de rythmer correctement son expérience en réalité virtuelle. Combien de temps doit s’écouler avant de donner un indice à l’apprenant ? Est-ce que l’apprenant passe beaucoup de temps sans interagir avec son environnement virtuel ? Quel est le temps total de l’expérience ? Est-ce que l’expérience donne l’opportunité à l’apprenant de prendre le temps de l’explorer ? A quel moment faut-il lui “enlever” cette liberté au bénéfice de son éducation ?
Exemple des possibilités d’exploration avec le jeu vidéo Minecraft.
En première place, les implications.
Je suis incapable d’imaginer une ressource gamifiée qui n’est pas interactive. Les implications, c’est la base et le ciment de la gamification ; c’est anticiper les comportements de l’apprenant au sein d’une ressource et d’offrir un feedback approprié ; c’est le rejet de la linéarité scriptée au profit du don de sentiment de liberté ; c’est la définition du design du bac à sable virtuel dans lequel l’apprenant est plongé.
Toutes les actions et toutes les absences d’action ont des résultats déterminés par des implications. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’avoir un système d’implications particulièrement complexe pour qu’une ressource interactive soit “correctement” gamifiée, mais je ne pense pas non plus qu’il soit possible de faire l’impasse sur ces dernières.
L’environnement virtuel immersif de l’apprenant doit l’inviter à interagir avec et doit répondre à ses actions. Il y a quelque chose de très satisfaisant quand l’action entreprise entraîne la conséquence escomptée, et il n’y a rien de pire pour briser l’immersion qu’un feu (virtuel) qui ne brûle pas ou qu’un bouton qui ne produit pas de son quand on le presse.
Exemples d’interactions et d’implications avec le jeu vidéo Wii Sport.
Quels conseils donnerais-tu aux pédagogues qui utilisent Speedernet Sphere et veulent intégrer de la gamification dans leurs expériences ?
Déjà, de ne pas considérer la gamification comme quelque chose de réservé aux gamers ou quelque chose de spécial qui vient magiquement se rajouter à une expérience pour la rendre plus ludique. Je ne suis pas particulièrement fan du mot “gamification”. J’ai l’impression qu’il est un peu “fourre-tout” et véhicule des représentations souvent mal interprétées. A la place, je conseillerais de réfléchir au potentiel ludique d’une expérience comme un moteur de motivation intrinsèque pour les apprenants.
Concrètement, quand il s’agit d’intégrer de la gamification dans une expérience, la première chose à voir est si la ressource existe déjà ou si elle n’est encore qu’aux premières étapes de la réflexion. Si la ressource est déjà créée, fonctionne et accomplit ses objectifs, une modification en profondeur risquerait de tout gâcher. Ce sera déjà très bien de travailler l’expérience utilisateur (l’interface, les feedbacks, les transitions, et « l’immersivité » de manière générale). Tous ces aspects contribuent au plaisir qu’a l’apprenant à explorer un monde virtuel immersif et ils ne sont vraiment pas à négliger.
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Pour une expérience qui est en cours de création, ce n’est pas la même histoire. Il y a deux facteurs qui déterminent majoritairement le type d’approche : la nature du projet et l’utilité du format immersif pour celui-ci. Un projet axé sur la sensibilisation au recyclage pourrait solliciter l’apprenant à différentes reprises pour le tester, avec une scène de fin déterminée par un système de points cachés accumulés (ou perdus) au fil de l’expérience : une scène qui présente une dystopie post-apocalyptique pour un score très bas vs. utopie écologique paradisiaque pour un score très haut (et d’autres scènes par paliers de score prédéfinis).
Un onboarding immersif pourrait bénéficier d’une scénarisation à embranchements qui intègre les éléments essentiels quel que soit le chemin choisi par l’apprenant, avec des histoires suffisamment intéressantes pour le pousser à y revenir plusieurs fois. Si l’expérience est réussie, l’apprenant passe en revue les éléments clés pour son intégration à plusieurs reprises sans même s’en apercevoir.
La meilleure des inspirations se trouve directement à la source : les mécanismes de la gamification s’inspirent principalement des jeux de simulation, de stratégie, d’aventure ou des RPGs. Je pense que plus un pédagogue souhaitant “gamifier” ses expériences est conscient des propriétés de ces genres, plus l’inspiration sera grande. A contrario, s’inspirer d’autres expériences gamifiées pourrait faire un flop : intégrer des succès que l’apprenant n’a aucun mal à débloquer serait au mieux sans effet, au pire considéré comme condescendant. De la même manière, intégrer des badges pour une expérience qui n’a pas de dimension sociale ou sur une plateforme qui ne serait accessible que quelques semaines / mois n’a que peu d’intérêt.
Et pour finir, quels sont tes projets dans les prochains mois ?
Tout d’abord, finir le projet DALI (mettre à jour le catalogue, traduire Databox dans toutes les langues et autres tâches administratives). Je prépare un atelier sur les environnements immersifs virtuels pour les enseignants de l’université de Bergen avec un collègue, avec la création d’une démo 3D créée sur Speedernet Sphere. Je devrais rentrer sur le territoire français début 2024 après un an passé en Norvège. A ce jour, je ne sais pas encore ce que me réserve mon avenir professionnel !
Question bonus : Quelle est l’expérience Speedernet Sphere dont tu es le plus fier ?
Une réponse un peu ringarde mais pas si éloignée de la vérité que ça serait “celle que je n’ai pas encore créé”. Le résultat ne procure qu’un aperçu du processus de création, et c’est clairement la partie sur laquelle je m’amuse le plus.
Une réponse plus sérieuse serait “Le voyage de trop”. C’est une expérience que j’ai créé avec uniquement une limite de temps comme contrainte, j’ai eu l’opportunité d’y injecter un paquet de références, un brin d’histoire personnelle, et de prendre des risques au niveau du design sans me soucier des conséquences. C’est un jeu que j’ai développé avant tout pour moi-même, et j’espère avoir l’opportunité de m’atteler à un projet similaire dans le futur. L’escape room “Drømmen” est moins poussée en termes de développement, mais elle offre un environnement 3D et utilise la randomisation de plusieurs manières ; ce n’est peut-être pas celle dont je suis le plus fier, mais c’est celle qui est la plus “unique” à mes yeux.
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